Avez-vous déjà eu l’impression d’être au bon endroit au bon moment ? Ce n’était pas la première fois que je me retrouvais dans le hall d’embarquement de l’aéroport d’Oslo. Pourtant ce jour-là, au milieu du flot incessant de voyageurs, une étrange complicité semblait régner entre les passagers prêts à décoller en direction du Nord de la Norvège. Plus que jamais, j’avais un bon pressentiment concernant la suite de l’aventure.
À l’origine de cette aventure, un deal passé quelques années auparavant avec un guide de haute montagne, Lionel. Un échange de savoir-faire évident : « Tu m’emmènes skier et je te fais quelques photos. » Je venais de dédier les quinze dernières années de ma vie à l’escalade. D’abord en tant que grimpeur, puis comme photographe professionnel. Une passion dévorante et exclusive, qui avait dicté la majorité de mes choix de vie, cadré mon approche de l’image et façonné ma manière d’appréhender la montagne… Jusqu’à l’étouffement. Le ski de randonnée résonnait comme une échappatoire, nécessaire pour éviter l’explosion.
Après quelques sorties dans les Pyrénées, l’exercice a vite tourné à l’obsession. La sensation de la page blanche, une nouvelle excuse pour aller en montagne et surtout un nouveau monde à découvrir. Un monde tourné vers l’esthétique et la recherche de la ligne parfaite… De quoi faire saliver n’importe quel photographe.
Voilà comment je me suis retrouvé dans ce vol pour Harstad-Narvik, petit aéroport situé à 400 kilomètres au-dessus du cercle polaire et porte d’entrée pour les îles Lofoten. Au fur à mesure de la descente, le hublot laisse apparaître le fruit de nos désirs : une multitudes d’îles flottantes, immaculées et bercées par une lumière tombante irréelle. L’aéroport résume à merveille l’ambiance du lieu : un mélange contrasté de Vikings barbus et de freeriders aux vestes fluorescentes. Au milieu, je retrouve Lionel, habitué des lieux aujourd’hui devenu un savant croisement de ces deux populations.
Nous dépassons Svolvaer, capitale locale du freeride, pour rejoindre Henningsaver, un village de quelques centaines de mètres carrés tout au plus, tourné autour d’un petit port de pêche à la morue. Un lieu hors du temps, un bout du monde abrité par de larges montagnes plongeant dans l’océan. C’est ici que Lionel et Kari ont posé leur camp de base, dans une maison de pêcheur colorée. Ils y vivent plusieurs mois de l’année et guident les groupes de skieurs séjournant dans leur lodge. Une tasse de café à la main, scotché à la fenêtre, je prends l’ampleur du paysage. Mais pas vraiment le temps de flâner, je file rejoindre les autres au briefing.
Les Lofoten se composent d’un large dédale d’îles péniblement reliées entre elles par la route et une multitude de ponts, ainsi qu’autant de montagnes abruptes et de faces potentiellement skiables dépassant rarement les 1000 mètres. Un spot idyllique où les effets néfastes de l’altitude sont réduits à néant, mais qui est régit par une double loi : la montagne n’est pas la seule à imposer ses règles, la mer n’est jamais très loin et certains massifs ne sont accessibles que par les eaux. Une contrainte qui explique à elle seule pourquoi tant de belles lignes restent à ouvrir.
Après une première journée à skier les alentours du lodge, une fenêtre météo semble s’ouvrir dès le lendemain. La porte d’entrée de notre expédition est le principal sommet des Lofoten, le Geitgallien et ses 1085 mètres. Une altitude dérisoire à l’échelle des Alpes, à la différence qu’ici, on part du niveau 0. L’itinéraire est parcouru. Nous ne sommes pas seuls, la course à la première trace a débuté aux aurores. Peu importe, le cadre est somptueux et l’effort agréable. Rapidement nous parvenons à l’antécime, juste en dessous de la cime principale. C’est ici que la ma-jorité des skieurs tournent les talons et amorcent la descente pour basculer dans le couloir sud, dont l’entrée prendra en quelques minutes des airs de champ de bataille. De notre côté, nous décidons de chausser les crampons pour franchir le dernier mur et rejoindre le sommet : l’un des plus beaux panoramas des Lofoten.
C’est le moment de faire faux bond au topo. Il indique de rejoindre la meute dans le couloir Sud, nous décidons de basculer sur la face Nord. Lionel part devant, nous le rejoignons rapidement. À ses pieds, une large combe se dévoile. Une étendue de neige immaculée à en perdre la tête. Privilège du photographe, Lionel me fait signe de partir en premier. Voilà l’instant que chaque skieur recherche en montagne, tracer la première ligne dans une face. Premier coup de pinceau sur une toile vierge. C’est sûrement ce qui m’a le plus surprit à mes débuts et qui m’attire viscéralement dans la pratique du ski en montagne : la recherche de l’esthétique. Alors qu’elle codifie de nombreux sports, la performance est ici souvent mise de côté…
Rédaction: Raphaël Fourau
Magazine: Les Others